Nathalie Heinich in Cahiers du Cinéma n° 278, juillet 1977

Allée des Signes (Gisèle et Luc Meichler)


Images/sons du corps et du corps de l'espace, espace visuel et sonore du corps social, du corps des signes inscrits dans les zones de dérive, désir de rive à rive, d'un bout à l'autre de l'île à la perpendiculaire du pont, circulation, sons à longueur d'ondes et oscillations de bruits, arrêts, vertige, suspension dans le vide — noir, silence, syncope de l'écran : un film, donc, sur l'urbanisme — peut-être.

à l'image du lieu (perpendiculaire de l'île et du pont qui se croisent en deux dimensions — plan photographique du générique), le film fonctionne sur deux axes : syntagme horizontal des séquences qui se succèdent, paradigme vertical des (re)visions du film qui se superposent, stratifient chaque plan, épaississent et font lever la signification : " feuilleté de sens " – c'est dire qu'une seule vision est insuffisante, deux indispensables, trois nécessaires, et qu'à l'infini se projette la saturation de ses signes. Un film à (faire) travailler.

Mais le déroulement n'est pas linéaire : les images se succèdent en s'opposant, en se juxtaposant, recoupées, engendrées, décalées par un complexe sonore de bruits (téléphone, radio), et de sons (musique) coupés de silence : entre les deux, les textes (inscrits sur l'écran, ou récités, travaillés par la diction) oscillent entre le pur bruit, présence opaque et vide, insignifiante, et le son, le sens, l'inscription conceptuelle qui dynamise la venue à l'image. Cette ambivalence fonctionnelle des textes terrorise facilement pour peu que, réduisant le film aux phrases qui s'y inscrivent, on panique de se sentir laissé-pour-compte du sens : d'où les résistances à la projection (portes claquées, quintes de toux, rires).

Ces variations sur le bruit travaillent le premier moment, et paraissent déterminer la logique du film : opposition de la rive à l'île, du surpeuplement au désert, de la saturation gloutonne à l'équilibre d'un espace mesuré — opposition du regard circulaire et cerné (comme la Maison de la Radio) à la déambulation linéaire, indéfinie ; et du bruit par excellence au silence.

Mais la musique (de Pinhas) intervient, rompant déjà cet équilibre, engageant une autre économie : lent va-et-vient latéral sur la berge, schizophrénie qui monte peu à peu avec le texte de Deleuze, qui perturbe le regard et le parcours de l'objectif sur la ligne de l'île : c'est le tremblé, le saccadé qui s'accélère avec la musique et craque, soudain : immobilité, silence, une niche au flanc du pont — le lové —, l'alcôve du tunnel où s'engouffre l'écran, noir.

Sortie : la récitation d'Artaud accompagne la superposition des images, l'imbrication des lieux, la liquéfaction du regard au rythme des péniches— le coulé, le glissé. Décrochage encore : l'espace de la marche, circulation fluide au bord du vide, Blanchot, un pont parcouru en vain, écran, rien.

Il n'y a rien à décoder dans l'Allée des signes : aucun discours, aucune théorie ne traverse l'écran, ne déborde le plan de l'image et du son. Les textes mêmes adhèrent au lieu ainsi désenfoui, orientent la cinesthésie de son arpentage. Il y a seulement à voir et à entendre, et à comprendre de quoi se constitue l'Allée des Cygnes, de quoi se joue son inscription dans les signes de ville : territoires, couches sonores, repères/repaires et pertes d'orientation, stratégies d'abordage, strates d'une histoire urbaine où se construisent au même mouvement la manipulation des pierres et l'architecture des mots. L'Allée des signes parcourt le corps de l'île en tous sens.

Cahiers du cinéma n° 278, juillet 1977.